Du vent, de la houle et des grains [1]
Le moteur est réparé. Il y avait une prise d’air quelque part, Tom a resserré quelques connexions, effectué plein de tests et apparemment, il fonctionne à nouveau. Finalement, le retour imprévu dans la grande baie de Taiohae nous réservait une belle surprise : les retrouvailles avec notre ami navigateur indien Venu. Venu avait un rêve d’enfant : traverser le Pacifique et à l’âge de 52 ans, il vient de le réaliser en solitaire sur son petit voilier de 9 mètres. Ce que je trouve incroyable, c’est qu’il a appris à naviguer seulement trois ans avant son départ et franchement, respect ! Un bon nombre de galères se sont mis en travers de sa route : le moteur foutu, le régulateur d’allure qui déconne et le gréement endommagé. Il avoue qu’il a même pensé ne jamais arriver de l’autre côté... Au bout de 60 jours, il a atteint les Marquises. Sa philosophie : donner et aider son prochain, c’est bon pour le karma... Venu nous offre un génois[2] dans un très bon état qu’il avait en réserve sur son voilier, c’est génial ! Quel magnifique cadeau !
Nous attendons une bonne fenêtre météo pour nous rendre dans les atolls des Tuamotus situé à un peu moins de 550 milles nautiques (environ 1000km). Seulement, notre petit bateau est plutôt lent et nous n’aurons probablement jamais six jours de prévisions idéales. Je crains qu’à force de trop regarder la météo, on reste à l’apéro et on ne partira plus. Donc, tant pis si ça s’annonce sport au départ, on y va ! Ce qui compte, c’est d’avoir les bonnes conditions pour l’arrivée.
Le jour avant notre départ, six raies Manta tournent autour du bateau toute la journée ! Elles font des saltos arrière la gueule grande ouverte pour avaler le plancton. Le spectacle est extraordinaire ! Je glisse sur mon stand up paddle et je les admire de tout près, curieuses elles s’approchent et passent sous ma planche ! C’est magique !
Après un peu plus de trois mois aux Marquises nous partons le cœur chargé d’émotions… Il y a beaucoup de vent, beaucoup de houle, beaucoup de grains... On est crevé et j’ai le mal de mer. Nous avons mis le cap vers l’atoll de Makemo, situé plus au sud. Le vent est orienté sud-est et la houle vient du sud alors, le 4e jour, on finit par se dire qu’on en a marre d’avoir les vagues sur le pif, marre d’être dans une machine à laver, marre de ne pas avancer et de se battre contre les éléments. Plan B, tant pis pour Makemo et les atolls plus au Sud, sans regrets, on aura au moins essayé, on change de cap, direction Fakarava. Quelques degrés qui changent la vie à bord, c’est nettement plus agréable ! La passe nord de Fakarava est large et plus facile d’accès, c’est rassurant si notre moteur devait encore faire ses caprices.
On a failli démâter !
5e jour, il est 9 heures. La journée s’annonce belle, le ciel bleu est parsemé de petits nuages des alizés. Le vent a faibli à une quinzaine de nœuds, la houle est encore importante mais elle nous frappe de l’arrière et par le travers. La grande voile est affalée, nous l’avons enlevé au milieu de la nuit suite à un coup de vent. Ce matin, le ciel est prometteur, on est en train de se dire qu’il est temps de descendre le foc et hisser notre nouveau génois. Quand soudain, BAM ! Tout se déroule au ralenti comme dans un film. Cauchemar ! La voile est dans l’eau avec les deux étais[3]! C’est la panique ! Vite ! On enfile nos harnais de sécurité, on s’attache à la ligne de vie et on va à l’avant du bateau. Le mât n’est plus soutenu que par les haubans[4], il bouge dangereusement et menace de s’effondrer ! Si le mât tombe, c’est la catastrophe ! Non pas ça ! C’est irréel ! Vite ! Pas de temps à perdre ! Il faut fonctionner. Tom bricole un gréement de fortune[5]. Il assure le mât avec deux drisses[6] tendues à l’avant qui remplaceront le double étai et une à l’arrière car le pataras[7] n’a plus aucune tension. Je remonte le foc qui traîne dans l’eau ainsi que les étais, tout est intact. C’est le gros boulon avec un diamètre de 12 millimètres qui sert comme fixation du double étai en haut du mât qui a cassé. Le mât tremble tout autant que nous. Pour le stabiliser, nous décidons de monter la grande voile avec deux ris[8]. Le vent vient de travers. Au moment de lever la voile, la drisse se coince. Tom fait une crise de nerfs, mais il se ressaisit, il n’a pas le choix, il ne faut pas lâcher.
L’atoll de Fakarava est à 160 milles nautiques (environ 300 km). Les prévisions météos annonçaient des vents faibles pour les jours à venir et la houle encore importante devrait se calmer à partir de demain. Le bateau dérive, impossible de tenir le cap. Une solution : le moteur. Nous avons suffisamment de réserves de diesel, il faut rejoindre l’atoll le plus proche pour réparer. Espérons ne pas avoir de coup de vents sur le reste du trajet. Le moteur crève puis en insistant, il redémarre, il ne tourne pas rond et nous sommes attentif à chacune de ses faiblesses... C’est un éternel stress ce fichu moteur ! Une boule me tord le ventre. Il s’éteint et la batterie du moteur, fatiguée, décide que c’est aujourd’hui que sa vie se termine ! Mince ! Elle ne pouvait pas attendre Tahiti ? Du coup, il reste la batterie de servitude qu’il faudra ménager. Tom prend un petit coup de rhum pour se détendre et dormir un peu pendant mon premier quart.
Mon regard se porte vers le ciel, j’ai le sentiment d’avoir une épée de Damoclès au-dessus de ma tête. La houle fait bouger dangereusement le mât, mais ça va tenir, il faut rester positif ! On peut dire qu’on a la chance dans notre malheur, imagine si c’était arrivé la nuit, pendant un grain ou au milieu de la traversée du Pacifique... « Ça aurait pu être pire » comme dit toujours Tom. Vient ensuite les pourquoi et les comment ? Comment est-ce possible que ce gros boulon qui tient le double étai a cassé ? C’est censé être costaud et l’ensemble du gréement a été changé avant le départ, tout est âgé de moins de trois ans !!! C’est incompréhensible ! Incroyable ! Révoltant ! Je ferais un procès à celui qui nous a vendu cette pièce ! Pourquoi tant d’obstacles sur notre route ? Le tronc d’arbre, le cargo, la baleine, ce n’était pas assez d’épreuves ? Ça veut dire quoi ? Faut-il tout arrêter ? En tout cas, si le mât s’effondre, c’est la fin du projet. On a vraiment la poisse ! Et parfois je me demande si Vagabond n’est pas maudit ? Peut-être qu’il lui faudrait un exorciste ou un marabout ou je ne sais pas mais il faut faire quelque chose ! J’en ai marre ! Tom dit que c’est notre destin et tente de relativiser. Tous les bateaux qui arrivent jusqu’ici ont de la route derrière eux et ils ont souffert car le milieu marin est le plus agressif qui soit. La casse fait partie du deal !
Le moteur crève. Impossible de le faire redémarrer, rien à faire ! Le vent fraîchit. Avec seulement un morceau de grande voile, ni le pilote automatique ni le régulateur d’allure n’arrivent à tenir le cap. Reste plus qu’à barrer pour ne pas dériver. C’est dur ! Mes bras, mon dos sont douloureux et je n’en peux plus ! Je n’ai plus de forces et moralement je n’y arrive plus. Ça me rappelle les treize jours à la barre 24 heures sur 24 pendant la traversée du Pacifique... Le mât encaisse des rafales à plus de 25 nœuds et toujours une houle de 2,5 mètres. Je suis épuisée, démoralisée, totalement découragée... A mon tour, j’ai les nerfs qui lâchent. Dans ce moment-là, je déteste Vagabond et j’ai envie de le vendre !
L’idée de dériver pendant des semaines sur un bateau sans mât ni moteur me terrorise ! Je pense au navigateur solitaire qui est arrivé aux Marquises sans mât ni moteur après avoir dérivé pendant 94 jours. Depuis, il erre dans le même état que son bateau et ses nerfs sont à vif. Oui, je comprends, il y a de quoi devenir fou !
Tom est à la barre presque toute la nuit, je ne suis pas en état... Pour que l’Ariès dirige le bateau, il faut une voile à l’avant, même un petit mouchoir suffit. Alors, Tom décide d’installer le tourmentin et hourra ! Plus besoin de barrer ! Le régulateur d’allure dirige le bateau qui reste sur son cap et avance à une moyenne de deux nœuds. Le problème est que le vent a légèrement tourné et au lieu de l’avoir de travers, on l’a davantage de face. Le gréement tremble et le pataras bringuebalant n’est pas du tout rassurant. J’ai une boule qui me prends les tripes. Tom est serein, il sait qu’il ne faut surtout pas me montrer qu’il a peur lui aussi. Notre destin n’est plus dans nos mains, on ne peut plus rien faire d’autre que d’espérer... C’est le moment d’entamer la discussion sur les mesures à prendre si jamais on démâte. On va alors dériver et si on rate Fakarava, il faudra tenter de rejoindre Tahiti et si on rate Tahiti, le Pacifique est tellement vaste... Alors, dans le pire des cas, il faudra déclencher la balise de détresse et on sera sauvé mais le bateau sera perdu... Bref, la discussion tourne autour de tout ce qu’on n’a pas envie de penser quand on monte sur un bateau…
Au début du voyage deux experts de gréement nous ont assuré que nous avons un bon mât très solide grâce à ses deux barres de flèche[9] et les huit haubans et bas haubans qui le tiennent. C’est peut-être la raison pour laquelle il est toujours debout, bien soutenu sur les côtés, s’il s’effondre se sera probablement par l’avant ou l’arrière.
Fakarava est notre espoir, il faut qu’on puisse entrer dans l’atoll et pour cela, on aura besoin d’aide. Vagabond sous gréement de fortune et sans moteur n’est pas suffisamment manœuvrable. Manquerait plus qu’on s’échoue sur un récif... Avec les dernières minutes de crédit de notre téléphone satellite, nous envoyons un e-mail à « Fakarava Yacht Service » leur expliquant notre situation et demandant un bateau qui nous assiste pour entrer dans la passe et rejoindre le mouillage. Si on tente d’aller jusqu’à Tahiti, on risque fort de démâter.
Le ciel est magnifique, quinze nœuds de vent et un océan plat, on se croirait sur le lac. Avec ses conditions de rêve, c’est frustrant de ne pas pouvoir mettre plus de toile. Ça ne bouge plus, je me déplace sans me tenir et plus besoin d’être attachée pour cuisiner.
Le vent est faible et un contre-courant nous ralenti, vitesse 1 nœud ! Tom n’a plus l’espoir de pouvoir faire quelque chose pour réparer le moteur. Mais il profite du calme pour tenter encore une fois d’identifier la panne. Il en arrive à la conclusion qu’il doit y avoir une micro fissure quelque part dans la tuyauterie du système d’alimentation de diesel. Finalement, après avoir bien purgé l’air et serrer quelques connexions, le moteur finit par démarrer quand même avec beaucoup de peine… Toutefois, même s’il fonctionne, il n’est pas du tout fiable et il peut nous lâcher à tout moment. Nous aurons besoin d’une assistance. Je me couche et me réveille avec le paysage de Fakarava devant moi. Une longue bande de cocotiers et de plages de sable blanc inondées de soleil sous un ciel parfait. C’est magnifique ! Mes yeux sont plein de larmes. A quelques milles de l’atoll, mon téléphone a du réseau, nous contactons le « Yacht Service », ils ont organisé notre remorquage. Nous sommes pile poil à l’heure favorable pour traverser la passe. Stéphane est capitaine sur un bateau de croisière de plongée. Grâce à son gros zodiac avec 250 chevaux, il peut nous remorquer facilement. Il y a environ 5 milles nautiques jusqu’au mouillage où l’ancre est jetée dans 12 mètres d’eau turquoise juste en face du village. Tout est bien qui finit bien ! Ouf !
[1]Forte bourrasque de vent, souvent accompagnée de pluie apparaissant soudainement, se déchaînant pendant un certain temps puis se calmant et disparaissant
[2]Voile de grande taille triangulaire à l’avant
[3]Câble tenant le mât par l’avant
[4]Câbles maintenant le mât de chaque côté
[5]L’ensemble des câbles qui soutiennent la mâture et tous les cordages mobiles qui permettent d’établir et d’orienter les voiles. Un gréement de fortune est un gréement provisoire.
[6]Cordage servant à hisser une voile
[7]Câble qui soutient le mât partant de son sommet et rejoignant l’arrière du bateau
[8]Réduction de la surface de la grande voile
[9]Pièce allongée horizontale en aluminium qui prend appui sur le mât et sert à éloigner de celui-ci les haubans afin d’améliorer la solidité de l’ensemble.